Livre du jour : Un monde Perdu

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Dans les années 1910, Arthur Conan Doyle est sur le point de se lancer dans un nouveau voyage d’exploration. À cette époque, le créateur de Sherlock Holmes a déjà signé dix-huit romans et près de soixante-dix nouvelles, ainsi que des pièces de théâtre, des essais et de la poésie. Son célèbre détective privé, apparu pour la première fois dans Une étude en rouge (A Study in Scarlet, 1887), a alors plus de vingt ans et l’écrivain a aussi publié plusieurs romans historiques en parallèle de sa littérature policière.

Cependant, inspiré par les œuvres visionnaires de deux écrivains qu’il admire beaucoup, Jules Verne (Vingt Mille Lieues sous les mers et Cinq semaines en ballonnotamment) et H. Rider Haggard (auteur du roman à succès Les Mines du roi SalomonKing Solomon’s Mines), il décide d’explorer un genre littéraire très différent, à mi-chemin entre le récit d’aventure et la science-fiction.

Au début de l’automne 1911, il a déjà esquissé l’intrigue de son nouveau roman : une expédition scientifique au cœur de la forêt amazonienne encore inexplorée, jusqu’à un plateau isolé où des créatures préhistoriques – parmi lesquelles, d’incroyables espèces de dinosaures – prospèrent toujours. A cette période où il écrit le livre, l’invention du mot « dinosaure » est très récente (il a été créé en 1841).

Doyle écrit les 292 pages du Monde perdu en quelques mois à peine, au Windlesham Manor, sa demeure de Crowborough (Sussex de l’est, en Angleterre). Le manuscrit est achevé dès le 3 décembre 1911. Ce document, recouvert de l’écriture soignée et régulière de Conan Doyle, est aujourd’hui conservé au sein de la Berg Collection, à la New York Public Library, grâce à laquelle il est reproduit dans cet ouvrage.

Fervent lecteur de philosophie et de publications scientifiques, Doyle « s’est efforcé de marier aussi habilement que possible la dimension scientifique des décors et de l’intrigue du Monde perdu à sa trame romanesque, riche en péripéties » (Jon Lellenberg). Avant d’écrire son roman, et renouant sans doute avec les centres d’intérêt qui étaient les siens lorsqu’il était jeune médecin, Conan Doyle se pique à nouveau d’intérêt pour la théorie de l’évolution, lisant aussi bien T. H. Huxley – connu pour sa défense de Darwin – que le paléontologue français Georges Cuvier ou que le zoologue Edwin Roy Lakenster.

Une nouvelle création haute en couleurs : le Professeur Challenger

Le chef de cette expédition au cœur du “monde perdu”, accompagné du narrateur Edward Malone, de Lord Roxton et du Professeur Summerlee, est un personnage que Doyle vient tout juste d’inventer : il s’agit du scientifique brillant mais sujet à de violents et légendaires accès de colère, le Professeur George Edward Challenger.

“Challenger ? le professeur Challenger, d’Enmore Park ? le fameux zoologiste ? N’est-ce pas lui qui fracassa la tête à Blundell, du Telegraph ?” Le nouveau protagoniste haut en couleurs de Conan Doyle révèle un tempérament diamétralement opposé à l’intellect froid de Sherlock Holmes. Inspiré d’un professeur de physiologie rencontré à l’école de médecine, l’écrivain n’hésite pas à déclarer que ce personnage “l’a toujours plus amusé plus que n’importe lequel de ceux qu’il a inventés”.

Un “formidable canular” orchestré par Doyle

En écrivant son histoire, Doyle se prend d’une “telle affection” pour son personnage, note Jon Lellenberg, qu’il fabrique, avec l’aide de deux amis, une série de photographies les représentant grimés sous les traits des personnages principaux du roman – un “formidable canular” très illustratif de l’esprit d’aventure du romancier. Doyle y apparaît déguisé d’une fausse barbe touffue et de sourcils broussailleux, à l’image du Professeur Challenger, avec son beau-frère métamorphosé en Ned Malone et le photographe lui-même incarnant Summerlee et Roxton.

Le romancier confia alors : “Nous sentant d’humeur espiègle, deux amis et moi nous sommes attifés pour ressembler aux membres de cette expédition mythique, et nous nous sommes fait photographier devant une table couverte de globes terrestres et d’instruments… J’ai fait un tour de Londres en taxi très divertissant, rendant visite à un ou deux amis sous les traits de leur oncle disparu à Borneo.”

Le Monde perdu : un immense succès populaire

“Cela promet d’être un grand succès et je ne serais pas surpris s’il devenait le best-seller de tous les livres que j’ai écrits”, affirme Doyle.

Quand le roman paraît pour la première fois en feuilleton dans les pages du Strand Magazine de Londres (d’avril à novembre 1912), il est publié sans les photos trafiquées de Conan – l’éditeur s’inquiétant de brouiller la compréhension des lecteurs. Cependant, en octobre, l’histoire est publiée en un volume par l’éditeur londonien Hodder & Stoughton, cette fois avec les clichés de Conan Doyle, laissant penser aux lecteurs qu’il s’agit d’authentiques portraits des membres de l’expédition scientifique.

Le roman – le premier que Doyle ait publié depuis Sir Nigel en 1906 – devient immédiatement un immense succès populaire, marquant le début d’une longue série d’adaptations en tous genres, dont Le Monde perdu de Michael Crichton (publié en 1995 comme la suite de Jurassic Park, 1990), qui a lui-même en partie inspiré le célèbre film de Steven Spielberg. D’après Michael Crichton, “Dans Le Monde perdu, Conan Doyle a fait quelque chose de bien plus marquant que la création d’un personnage, il a inventé un genre particulier de littérature imaginaire, et a trouvé une façon réussie de le raconter”.

“Ainsi, demain, nous disparaissons dans l’inconnu. J’envoie ces feuillets par canoë. Peut-être porteront-ils nos dernières pensées à ceux que notre sort intéresse”, note le narrateur Ned Malone. Pourtant, au contraire, les explorateurs du Monde perdu sont loin de prononcer leurs derniers mots. Avec cette édition fac-similée du manuscrit, les lecteurs peuvent désormais se joindre à cette extraordinaire aventure jurassique au plus près de son créateur, Arthur Conan Doyle, et au fil de son écriture originale.

Le manuscrit du Monde perdu : l’incroyable écriture de Conan Doyle

À travers la graphie accorte de l’auteur, le lecteur découvrira plusieurs différences entre le manuscrit et la version publiée. Par exemple, il y a deux versions du Chapter I dans le manuscrit, l’une d’entre elle suggérant que Conan Doyle a d’abord envisagé de composer son roman à la troisième personne au lieu de la première. Certains détails à propos des personnages diffèrent également, par exemple, Edward D. Malone était originellement appelé James Herbert Malone et travaillait au Courier ou au London Courier au lieu de la Gazette. Le manuscrit révèle aussi que Doyle a d’abord donné au Professeur Challenger la même année de naissance que la sienne (1859) – ce qui représente peut-être une nouvelle piste permettant de penser que l’écrivain s’identifie à son personnage, même s’il s’est largement inspiré d’un ancien professeur de l’université d’Edinbourg.

Une préface signée par Jon Lellenberg

“Comme la plupart des manuscrits de Conan Doyle, celui-ci présente quelques ajouts entre les lignes mais peu de suppressions. À un moment donné, un long paragraphe à propos de l’interprétation des changements du Temps à travers les fossiles est barré, mais la plupart de ces éléments sont finalement réintégrés plus loin. Il est risqué de tirer trop de conclusions d’un manuscrit, mais quand on voit l’écriture de Doyle devenir de plus en plus ’empressée’ au cours de la composition, et ensuite avancer de façon plus lâche et reprendre encore de plus belle, couvrant le recto et le verso du papier, il est impossible de ne pas sentir l’enthousiasme de l’auteur et son impatience d’atteindre le climax.”

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